Institut des Territoires Coopératifs

La coopération et les droits culturels

En juin 2022 parait aux Editions de l’Attribut un ouvrage collectif intitulé « Droits culturels – les comprendre, les mettre en œuvre ». Même si les débats se sont apaisés, les droits culturels continuent de faire l’objet de réserves ou de critiques. Dans ce livre, plusieurs spécialistes s’emploient à déconstruire ces a priori en montrant leur apport aux enjeux contemporains. Anne & Patrick Beauvillard y traitent des droits culturels et de la coopération.

Selon certaines critiques émises, les droits culturels, en permettant à chacun de s’exprimer et de prendre part aux décisions qui les concernent, encourageraient une forme d’anarchie voire de populisme dans la conduite des projets et des politiques et porteraient en germe une défiance vis-à-vis de la démocratie représentative. En fait, ils prônent surtout la coopération dans l’action et la gouvernance. Anne et Patrick Beauvillard exposent dans ce texte les enjeux d’une coopération bien menée.

La coopération : être coauteurs d’une œuvre commune

La coopération est à la mode. Depuis plusieurs années déjà, dans tous les domaines. Il faut désormais tout coconstruire : les territoires, la ville, la gouvernance, le projet… Coconstruire c’est moderne ! Ne pas le faire, c’est « ringard ». Ces injonctions à la coopération laissent accroire qu’il suffit de la décréter pour qu’elle existe, oubliant l’impact de nos apprentissages largement fondés sur la compétition et la concurrence, et ouvrant la voie à des critiques de la coopération, fondées elles sur des systèmes qui sont tout sauf coopératifs quand bien même ils prétendent l’être. Pour autant, si la coopération est à la mode, c’est parce qu’elle permet effectivement de relever des défis, tels que la prise en compte de la diversité, de la complexité, et la question cruciale de l’émancipation des individus, face auxquels les autres approches restent largement impuissantes. Dans un tel contexte, il nous apparaît essentiel de rappeler ce que coopérer veut dire, de mettre en parallèle la valeur de la coopération au regard de ses critiques, et de considérer les transformations des manières d’agir, nécessaires pour faire vivre un processus coopératif fécond à la hauteur des attentes.

Ce que coopérer veut dire

Clarifions ce que l’on entend par coopération puisqu’il existe une confusion entre des concepts très différents. Consultation, participation, mutualisation, alliance, collaboration ou concertation ne sont pas coopération. L’ouvrage de Margaret Mead Cooperation and Competition among primitive peoples est souvent cité en référence pour définir la coopération comme le fait d’« agir ensemble dans un but commun[1] ». Cette définition nous semble trop vague pour être opératoire car elle ne dit rien sur la manière d’agir ensemble qui distingue pourtant la coopération d’autres pratiques, comme la collaboration ou la concertation. Alors que précisément, le mot coopération est construit étymologiquement, autour d’un mot latin fort de sens, opera, pluriel de opus, « œuvre ». Nous proposons cette nouvelle définition : coopérer c’est être coauteur d’une œuvre commune.

Passer de la collaboration à la coopération, c’est donc passer d’une logique de travail et de labeur à une logique d’œuvre, d’une logique de dépendance, où l’individu est « plié à » (le sens étymologique du mot « emploi »), à une logique du déploiement, où la question n’est plus « qu’est-ce que je fais dans la vie », mais « qu’est-ce que je fais de ma vie ». La définition que nous proposons permet de donner au mot « coopérer » son sens fort : l’œuvre permet à son auteur de se réaliser, de se grandir, de passer maître dans l’exercice de son activité. Elle permet également de rappeler que ce ne sont pas les buts et objectifs des protagonistes qui sont communs, mais l’œuvre elle-même. La plupart des projets coopératifs montrent que les motivations profondes de leurs auteurs, les objectifs qu’ils recherchent, sont très différents, uniques et singuliers. Elle permet enfin de souligner que les protagonistes de la coopération ne sont pas seulement des collaborateurs qui travaillent ensemble, des acteurs, mais bien des coauteurs de l’œuvre créée. Être coauteur se révèle dans chacun de nos comportements et de nos interactions. En ce sens, coopérer implique de développer une relation à soi et à l’autre bien différente de celle qui prévaut dans le modèle social dominant, à la fois par la relation de pairs entre les coauteurs et par le caractère de l’œuvre créée, considérée comme un bien commun. On comprend alors pourquoi la revue Nature titrait il y a quelque temps « Comprendre l’évolution de la coopération est l’un des défis scientifiques les plus importants de ce siècle.[2] »

La promesse coopérative

L’InsTerCoop a mené une action-recherche auprès de plus de 100 collectifs coopératifs, agissant dans les domaines économiques, financiers, sociaux, de l’emploi, de l’énergie, de l’éducation, de l’habitat, de la culture, afin d’étudier les rouages profonds de la coopération et d’en identifier des principes d’action, non du point de vue d’outils ou de méthodologies, mais des capabilités individuelles, collectives et territoriales. Certains de ces collectifs ont acquis une grande agilité pour faire vivre leur coopération. Les aptitudes coopératives qu’ils développent sont durables, et ne dépendent ni du contexte ni des personnes. Nous avons choisi les termes de maturité coopérative pour décrire cette capacité. Mûrir, c’est atteindre son plein développement, son plein épanouissement et c’est le terme qui nous a semblé le plus approprié pour décrire la solidité qu’un processus coopératif peut atteindre. Les collectifs à forte maturité coopérative ont au moins 4 caractéristiques clés.

  • Ce sont des écosystèmes apprenants : leurs membres se considèrent tous à la fois sachants et apprenants. Ils se nourrissent constamment les uns les autres. Pour Éloi Laurent, « coopérer c’est apprendre à connaître ensemble, la coopération transforme les humains en pédagogues les uns pour les autres.[3] » Coopération et apprentissage se renforcent ainsi récursivement.
  • Il n’y a plus de leader au sens classique du terme. Le leadership y est contextuel, dynamique et partagé. Pour un temps donné, dans une situation donnée, chacun en fonction de ses capacités prend la place de leader, se reconnaît comme tel, et est reconnu par les autres. La coopération joue alors un véritable rôle d’encapacitation et d’émancipation des individus.
  • La coopération y est inconditionnelle. Coopérer ne signifie pas être d’accord et coopération n’implique pas sympathie ! Au contraire, Richard Sennett parle de la coopération comme de « l’art de savoir vivre le désaccord[4] ». Lorsque cet art est maîtrisé, la qualité de la coopération ne dépend plus de l’objet, des personnes, des rôles ou des opinions. Celle-ci s’exerce aussi bien à l’intérieur du collectif, qu’envers les tiers, dans des coopérations ouvertes.
  • La coopération suggère à la fois la réalisation de l’œuvre et le plein épanouissement de ses auteurs. Cette caractéristique se ressent de façon marquante : on rencontre dans ces collectifs des personnes dont émanent à la fois force, tranquillité et sérénité.

Par voie de conséquence, les collectifs à grande maturité coopérative ont une forte capacité de résistance. Les anthropologues montrent d’ailleurs que la coopération est profondément ancrée dans la nature humaine : historiquement, « les groupes fortement coopérateurs ont davantage survécu que les groupes faiblement coopérateurs[5] ». Le frottement créatif entre les coopérateurs génère une capacité de créativité, d’innovation et d’émergence, qui pousse les projets et initiatives coopératives bien au-delà de leur vision première. En associant sans cesse de nouvelles personnes, les coauteurs savent pérenniser et renouveler leurs initiatives, et les faire rayonner, pollinisant et fertilisant ainsi leur voisinage. Résilience, innovation, renouvellement et essaimage : la maturité coopérative est alors un réel levier de développement des personnes, des organisations et des territoires.

Les mirages coopératifs

Nous développons ci-dessus la valeur – force de vie, selon le sens originel du mot « valeur » – de la coopération telle que nous l’avons vue à l’œuvre dans de nombreux collectifs. Si cette réalité existe, reconnaissons qu’elle est encore rare, ce qui explique pour partie certaines réserves : nous avons tous naturellement tendance à croire que ce que l’on ne connait pas n’existe pas.

L’efficacité de la coopération est également parfois mise en question. Nous continuons à être collectivement hypnotisés par le dogme jamais prouvé que la concurrence est source de développement, alors que les mathématiciens ont démontré que la coopération est la stratégie qui permet de fortifier le plus ses acteurs[6] et que bien des scientifiques (anthropologues, biologistes, économistes…) ont démontré la supériorité de la coopération pour créer, innover et développer.

Quant au caractère non abouti de nombreux systèmes coopératifs, il alimente scepticisme et critiques. Citons trois d’entre elles, qui bien qu’infondées, sont tenaces :

  • La coopération fait la promotion d’une horizontalité qui induit un nivellement par le bas, où tout se vaut, où l’expertise et la connaissance deviennent suspectes, conduisant insidieusement à la critique des élites et du « système », et au populisme.
  • Dans le meilleur des cas, en supposant la participation de chacun, la coopération ne peut qu’aboutir à un consensus mou qui anéantira toute tentative d’innovation, toute pensée audacieuse et radicale et donnera toujours raison aux conservateurs et aux immobilistes.
  • Dans le pire des cas, elle débouchera sur le chaos, le désordre, l’anarchie, et la désorganisation totale…

Ces critiques sont l’expression d’une méconnaissance de ce qu’est un système coopératif mature, qui comme nous l’avons énoncé plus haut, permet au contraire la valorisation et le partage de la connaissance, l’émancipation des individus, l’innovation radicale et l’organisation de systèmes évolutifs et pérennes. Prenons deux illustrations : depuis plus de 20 ans, le Museum d’Histoire naturelle est un pionnier des sciences participatives en France qui permettent à chaque citoyen, y compris à de parfaits néophytes, d’être coauteur de la recherche. On peut lire sur la page d’accueil de son site dédié à l’expertise que la coopération « assoit plus fortement l’expertise.[7] » Les travaux du Museum montrent par ailleurs que l’acquisition d’expertise chez les acteurs de sciences participatives est nettement plus rapide que s’ils suivaient les cursus d’enseignement académiques. Deuxième illustration : le travail coopératif (et donc pédagogique) de la Convention Citoyenne pour le Climat installée en 2019 et réunissant des citoyens tirés au sort fut de grande qualité. La convention a débouché sur des propositions souvent audacieuses. C’est la représentation nationale qui les a jugées par la suite trop radicales…

Alors d’où viennent ces critiques ? Nous voyons deux raisons majeures. La première vient d’un quiproquo. La mode nous amène à qualifier de « coopératifs » des environnements qui sont effectivement multiacteurs, participatifs, voire collaboratifs, mais ne sont pas coopératifs.  On attribue ainsi à la coopération des critiques qui de fait ne lui sont pas destinées. La seconde vient d’une illusion : parce qu’on a choisi consciemment la coopération et décidé de la mettre en œuvre, on croit qu’elle existe. Ce mirage est dû à trois raisons majeures. Tout d’abord c’est un biais cognitif connu de croire que planifier et décider c’est agir. Le biais de planification nous incite à faire preuve d’optimisme et à sous-estimer le temps et l’effort nécessaire pour accomplir une tâche. D’où la deuxième raison : adopter les outils de la coopération sans travailler le geste coopératif. Or, si l’outil est utile et peut être facilitant, c’est la perfection de son geste qui donne à l’artisan la maîtrise de son art. Enfin, il est souvent plus facile de voir les manquements des autres que les siens. Coopérer, c’est accepter de s’engager sur le développement permanent de son propre geste coopératif.

Parfaire le geste coopératif

En menant un travail de phénoménologie et de maïeutique auprès de nombreux collectifs coopératifs, l’InsTerCoop a mis en lumière les manières de travailler le geste coopératif. Le terme de maturité coopérative agrège ces différentes manières. Nous la définissons comme la capacité individuelle, collective et territoriale à développer des aptitudes coopératives durables et inconditionnelles. De notre maturité coopérative dépend notre capacité à construire des systèmes coopératifs pérennes, les faire vivre, les renouveler et les essaimer.

Elle se construit sur 9 temps qui nourrissent le processus coopératif[8] et repose sur 12 principes d’action de la coopération. Ces principes d’action ne sont ni des recommandations ni des bonnes pratiques, mais des entités dialogiques. Une dialogie est l’unité symbolique de deux logiques qui s’appellent l’une l’autre, ont besoin l’une de l’autre et peuvent également s’opposer l’une à l’autre. Deux logiques qui peuvent donc être à la fois complémentaires, concurrentes et antagonistes[9].

Exercer son geste coopératif revient à savoir mobiliser les différents temps coopératifs, y repérer les signaux faibles révélateurs des logiques à l’œuvre au sein du collectif, en discerner la complémentarité, la concurrence et l’antagonisme éventuel, et imaginer les actions qui permettraient de trouver un point d’équilibre. Ce point n’est jamais définitif, puisqu’il s’agit d’un processus dynamique qui dépend à chaque fois de la situation et du contexte. Parfaire son geste nécessite de le pratiquer sans relâche.

L’américaine Elinor Ostrom a travaillé toute sa vie sur la gestion des biens communs. Elle a montré que seules l’action collective, la coopération de tous les acteurs et leur auto-organisation à chaque fois adaptée au contexte local, permet de les faire respecter[10]. Mais il serait incomplet de ne considérer la coopération que sous l’angle du couple utilité-efficacité. Comme le souligne Éloi Laurent, « loin d’être une machine sociale visant l’utilité et l’efficacité, la coopération prend donc la forme d’une intelligence collective à but illimité. […] On coopère pour connaître. L’œuvre collective que vise la coopération est la connaissance commune, le plus précieux des biens humains.[11] »

Les compétences que l’on développe, individuellement et collectivement, correspondent au cadre dans lequel nous les exerçons. Or, nous évoluons majoritairement dans des environnements qui ne considèrent que le couple utilité-efficacité et dans un rapport largement concurrentiel qui valorise la compétition. Il est donc naturel que notre capacité à coopérer, bien que faisant partie de notre nature humaine, soit largement émoussée. Construire des systèmes coopératifs nécessite d’investir dans le développement de nouvelles compétences, fondées non seulement sur la compréhension intellectuelle et objective, mais plus essentiellement sur ce que Edgar Morin appelle la compréhension humaine, intersubjective, qui s’attache « aussi et surtout [à] comprendre ce que vit autrui. […] La compréhension mutuelle entre humains, aussi bien proches qu’étrangers, est vitale pour que les relations humaines sortent de leur état barbare. [12] » Cet investissement nécessite à la fois transformation personnelle et transformation collective de nos manières d’être pour permettre d’instaurer des relations de coauteurs.

C’est la qualité de la relation entre ses auteurs qui fait la réussite d’un projet. C’est pourquoi un projet en cache toujours un autre : le projet en lui-même, et celui qui consiste à construire un processus coopératif mature entre ses acteurs. Ces deux projets s’appellent l’un l’autre, ils ont chacun besoin de l’autre pour vivre, ils nécessitent tous les deux attention et investissement.


A propos de l’InsTerCoop

L’Institut des Territoires Coopératifs (https://instercoop.fr) est un laboratoire d’action-recherche-trans-formation sur les processus coopératifs, et un centre de ressources et de ressourcement au service des personnes, des organisations et des territoires pour croître en maturité coopérative et faire de la coopération un levier de développement, de résilience et d’innovation.

A propos de Anne et Patrick Beauvillard

Anne et Patrick Beauvillard sont cofondateurs de l’Institut des Territoires Coopératifs. 20 ans sur le terrain à accompagner des projets collectifs ont forgé leur conviction : la coopération est un levier de développement. En 2015, ils créent l’InsTerCoop pour étudier, comprendre et caractériser les ressorts et la dynamique d’un processus coopératif maitrisé. L’InsTerCoop est désormais un centre de ressources au service du développement de ce qu’ils conceptualisent sous le terme de maturité coopérative.


[1] Margaret Mead, Cooperation and Competition among primitive people, Margaret Mead Editor, 1937.
[2] Mike Mesterton-Gibbons, “Understanding the evolution of cooperation is one of this century’s foremost scientific challenges, Nature 464, 1280 (29 April 2010).
[3] Eloi Laurent, L’impasse collaborative. Pour une véritable économie de la coopération, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2018.
[4] Richard Sennett, « La coopération est l’art de vivre dans le désaccord », Philosophie Magazine, n°87, 2015.
[5] Joël Candau, Pourquoi coopérer, Terrain, 2012, n° 58, pp. 4-25.
[6] Robert Axelrod ; William D. Hamilton, The Evolution of Cooperation, Science, New Series, Vol. 211, No. 4489. (Mar. 27, 1981), pp. 1390-1396.
[7] https://www.mnhn.fr/fr/recherche-expertise/expertise, Consulté le 18/08/2021.
[8] Les 9 temps qui nourrissent le processus coopératif : Disponibilité – Cadre – Lien – Introspection – Se dérouter – Changer de perception – Evaluer sa maturité coopérative – Retour nourrissant – Décantation.
[9] Par exemple : Lutter contre (ce que je ne veux plus) – Aller vers (ce que je souhaite), Rôle (ce que je fais) – et Identité (ce que je suis), ou la place que je prends et la place que je laisse. Les 9 temps et les 12 principes d’action sont documentés sur le site de l’InsTerCoop (https://instercoop.fr).
[10] Elinor Ostrom, Governing the commons, Cambridge University Press, 1990.
[11] Éloi Laurent, L’impasse collaborative. Pour une véritable économie de la coopération, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2018.
[12] Edgar Morin, Enseigner à vivre, Éditions Acte Sud | Play Bac, collection « Domaine du possible  » Paris, 2014.

L'InsTerCoop est un laboratoire d’action-recherche sur le processus coopératif, et un centre de ressources et de ressourcement au service des personnes, des organisations et des territoires pour croître en maturité coopérative et faire de la coopération une source de développement et d’épanouissement.