Synthèse des Journées des Territoires
L’InsTerCoop était invité à être le « grand témoin » des Journées des Territoires organisées par l’UNADEL et le Carrefour des Métiers, les 26 et 27 novembre dernier à Paris. Suit le texte de notre intervention de clôture.
En tant que « grands témoins » de la journée, vous nous demandez de relever les principaux leviers et enjeux qui permettent l’implication des acteurs locaux, et la pérennisation d’un projet partagé de transitions territoriales.
La synthèse des Écoutes Territoriales met en évidence le besoin de coopération. Son développement y est souligné comme un préalable entrainant une recommandation à développer le « savoir coopérer ».
Aujourd’hui, nous avons écouté et entendu, à travers des histoires de territoires, de collectifs, de personnes :
- « Interroger ce qui nous met en mouvement »
- « Utiliser le récit partagé »
- « Accepter le temps long »
- « Créer des espaces, du vide pour que d’autres façons de faire puissent naître »
- « Tenir compte du besoin de réflexivité »
- « Sortir du cadre, voir les possibles puis revenir au cadre »
- « Gommer les frontières, mailler, relier »
- « Ce qu’on doit faire bouger, ne bouge pas. Pour transformer nous avons besoin de nous transformer… »
Nous voyons bien dans ces quelques phrases que ce dont on parle dépasse le seul cadre du projet et que finalement quand « ce qui devrait bouger ne bouge pas » c’est bien au niveau de chacun et chacune d’entre nous que se situe le vrai sujet de travail…
Ce qui est d’ailleurs très cohérent avec la question de l’implication des acteurs et de la pérennité du projet qui nous est posée.
L’implication des acteurs…
Pour aborder la première partie de cette question, et en lien avec les travaux de l’Institut des Territoires Coopératifs, nous souhaitons mettre en avant deux éléments que sont la place que l’on donne à l’acteur et son lien étroit avec le territoire et le collectif.
Si l’on pose le développement de la coopération comme un préalable, il nous semble important en préambule de définir de quoi parle-t-on quand on parle de coopération. Il y a des confusions fréquentes entre les mots : collaboration (partager le faire), concertation (s’accorder en vue d’un projet commun), coopération (partager le savoir, produire de la connaissance). Nous vous proposons de revenir à son étymologie (co : ensemble et opera : œuvre) « Être co-auteur d’une œuvre commune ». Si l’on va un peu plus loin, avec Edgar Morin : la coopération est l’expression sociale de la pensée complexe.
Être effectivement co-auteur se révèle dans chacun de nos comportements, et chacune de nos interactions. Coopérer implique donc de développer une relation à l’autre et à soi bien différente de celle qui prévaut dans le modèle social dominant, à la fois par la relation d’égal à égal entre les co-auteurs et par le caractère de l’œuvre créée, considérée comme un bien commun.
Cette nouvelle définition nous permet déjà de percevoir qu’on ne peut comprendre ce qui fait coopération, ses ressorts profonds, qu’en intégrant le champ de l’anthropologie, de la psychologie et des sciences cognitives et en les croisant aux autres disciplines traditionnellement mobilisées. Or ces éléments sont souvent ignorés : on considère « les acteurs » dans un sens pluriel, mais rarement dans leur singularité, laissant ainsi des angles morts dans la compréhension des dynamiques organisationnelles et territoriales, ainsi que dans les dynamiques d’engagement et de motivation des collectifs et des personnes.
En premier lieu, nous parlons de la personne plutôt que de l’acteur. En effet, acteur est un terme générique qui se réfère le plus souvent au rôle de la personne au risque d’en oublier son identité. Or, l’implication d’une personne prend racine dans des parties que nous nommons implicite (entre les plis), liées fondamentalement à ses représentations, ses croyances, ses valeurs. Ces éléments sont en lien étroit avec son identité.
La capacité à coopérer, en étant réellement impliqué et motivé, prend donc sa source dans des couches profondes, et nous pouvons développer cette capacité en développant notre compréhension humaine (ce que vit autrui, ce que je vis) autant au niveau de la personne que du collectif et du territoire.
Ces trois niveaux sont intimement liés : le territoire, en tant que matrice – historique, géographique, culturelle, sociale… – de l’action des acteurs ; les acteurs, en tant que collectifs sociaux ; et un troisième champ, celui de la personne dans sa singularité. Il devient alors essentiel de comprendre ce qui se noue et génère l’implication et la motivation à s’engager dans un projet. Toujours en référence à Edgar Morin et aux principes de la pensée complexe, ce sont les récursions produites (le fait que chaque niveau vienne interagir sur l’autre et le modifier en profondeur) entre les trois niveaux (je – nous – dans) qui permettent l’émergence et sont centrales pour générer l’autonomie et l’auto-organisation d’un système.
C’est pourquoi on ne peut développer l’implication des acteurs sans développer une compréhension humaine de ces trois niveaux.
La pérennité des engagements
La pérennité des engagements et des projets de territoires est effectivement une difficulté rencontrée par des très nombreux acteurs. Lors d’un échange ce matin, l’un des participants nous disait combien la démarche de coopération avait été bien engagée au lancement du projet, mais qu’elle ne s’était pas installée durablement et, peu à peu, s’était essoufflée. Il ajoutait « La coopération ne va pas de soi. Il faut la préparer. » Pour qu’un projet partagé de territoire soit pérenne, ses acteurs doivent construire leur maturité coopérative.
Les écosystèmes à forte maturité coopérative partagent 4 caractéristiques.
- Ce sont des organisations ou des territoires apprenants : leurs membres se considèrent tous à la fois sachants et apprenants. Ils se nourrissent constamment les uns les autres, et ainsi, en coopérant pour apprendre, développent leur coopération. C’est un des éléments qui ressort du témoignage de la démarche du Conseil Départemental de Gironde avec le Labo21.
- Il n’y a plus de « leader » au sens classique du terme. Le leadership y est contextuel, dynamique et partagé. Pour un temps donné, dans une situation donnée, chacun en fonction de ses capacités prend la place de leader, se reconnaît comme tel, et est reconnu par les autres. C’est ce qui permet par exemple au Pays du Midi-Quercy de faire face au départ de l’élu « charismatique, pédagogue et scientifique » à l’initiative du projet.
- La coopération y est inconditionnelle. Elle ne dépend plus de l’objet, des personnes, des rôles… Elle s’exerce aussi bien à l’intérieur du collectif, qu’envers les tiers, dans des coopérations ouvertes.C’est là d’ailleurs un des leviers de croissance et de développement : la capacité à coopérer au-delà du cercle initial.
- Enfin on y rencontre des personnes dont émanent à la fois force, tranquillité et sérénité. C’est un point essentiel car nous voyons également des personnes qui malheureusement s’épuisent dans des projets coopératifs. Or, il ne peut y avoir de longévité lorsque les porteurs d’un projet sont eux-mêmes en burn-out !
Pour quel résultat ? Ces écosystèmes à forte maturité coopérative sont en développement permanent. À la fois en termes de croissance, et d’impact. Elle permet la pérennité, et notamment la capacité à réussir les transitions de génération et le renouvellement des personnes. Enfin, ces écosystèmes rayonnent : ils pollinisent, fertilisent et font émerger d’autres initiatives.
Comment gagner en maturité coopérative ? Il y a un prérequis qui peut être difficile à accepter pour ceux d’entre nous qui ont une culture scientifique qui les incite à croire qu’à un problème il y a une solution unique, ce qui amène à élaborer des recettes qui ne fonctionnent jamais. Au contraire, il faut accepter et intégrer l’idée de ce qu’Edgar Morin appelle une dialogie. Une dialogie, c’est l’unité symbolique de deux logiques, qui s’appellent l’une l’autre, qui ont besoin l’une de l’autre et qui en même temps peuvent s’opposer l’une à l’autre. Deux logiques qui peuvent donc être à la fois complémentaires, concurrentes et antagonistes. Par exemple « Diversité – Unité » : On a besoin d’unité pour construire une action forte, et on a besoin de la richesse qu’offre la diversité. Parfois pourtant, on recherche l’unité en gommant les diversités au risque de réduire le projet à un « plus petit commun dénominateur » qui n’est plus réellement motivant. Mais sur nos chemins, nous avons aussi rencontré une association qui se voulait être un arbre à projets, mais dont les membres se demandaient parfois « quel est le tronc de l’arbre » …
Gagner en maturité coopérative nécessite de voir les signaux faibles révélateurs de ces logiques, et de s’en saisir. Et comme ces signaux restent souvent dans l’implicite, il est nécessaire pour les percevoir de développer ce qu’Edgar Morin appelle la« compréhension humaine » : apprendre à voir ce qui ne se voit pas, à écouter ce qui n’est pas dit, et que les acteurs pourtant, vivent. On peut alors discerner la complémentarité, la concurrence et l’antagonisme éventuel de ces logiques, pour enfin choisir entre les attitudes possibles et trouver l’équilibre entre ces logiques. Ce point d’équilibre n’est jamais définitif. Il dépend à chaque fois de la situation et du contexte, c’est un processus dynamique. Le concept de maturité coopérative que nous avons développé repose sur 12 principes d’action dialogiques que nous avons vu à l’œuvre auprès de dizaines de collectifs que nous avons rencontrés. Tout au long de la journée, nous avons entendus des exemples, des situations et des enseignements qui renvoient à ces principes d’action. Citons-en quelques-uns.
- Lorsque la synthèse des écoutes territorialesmet en avant l’importance du couple Portage et Pilotage, parlant de « portage pluriel » et d’un « pilotage partagé », elle rencontre le principe d’action « Entre agir ensemble et penser ensemble ».
- Ce matin, vous évoquiez également la nécessité de sortir des logiques de programmation. Nous voyons là l’expression du principe d’action « Entre organique et planifié ». La plupart des initiatives considérées comme remarquables aujourd’hui ne sont pas ce pourquoi elles ont été créées ! Leur succès réside dans la capacité des acteurs à osciller habilement entre une logique de planification, et une logique d’émergence organique.
- Troisième exemple « Entre lutter contre et allers vers ». Nous l’entendions dans le témoignage de l’élu de Plaine Commune, qui va accueillir les prochains Jeux Olympiques. Il évoquait l’écart entre les valeurs de compétition et de marchandisation qui vont avec ces JO, et celles que la collectivité souhaite développer.
- Dernier exemple, avec le principe d’action« Entre rôle et identité » que nous avons entendu dans le témoignage de l’élu de la communauté de communes des Crêtes Préardennaises lorsqu’il évoque la manière d’ « incarner la comcom, quelle image on donne, comment on se montre ».
Pas de territoire sans coopération
La coopération est au cœur de tous les témoignages de développement de territoire. A l’instar du géographe Bernard Pecqueur, nous affirmons que sans coopération, il n’y a pas de territoire. Pourtant, si nous investissons beaucoup de temps, d’énergie, et de moyens financiers à développer la compétitivité de nos territoires, nous investissons rarement pour développer leur « coopérativité », c’est-à-dire, leur aptitude à développer des processus coopératifs durables. L’un des témoins de cet après-midi disait que sa mission d’animation de la coopération des acteurs représentait 20% de son temps… mais nécessitait bien plus.
Les problématiques que nos territoires traversent sont complexes : toutes liées les unes aux autres. Elles exigent donc la coopération de tous les acteurs, dans des approches transverses et transdisciplinaire. Nous n’avons pas d’autres choix que d’apprendre à coopérer. Mais bonne nouvelle : nos travaux montrent que la coopération produit de l’émergence, du développement et de la croissance. Il est temps de faire du développement de la maturité coopérative du territoire un investissement d’avenir.