Compréhension humaine
Nous avons évoqué la nécessité de changer nos façons de penser pour faire vivre des écosystèmes coopératifs. Le premier pilier du socle InsTerCoop est d’apprendre à élargir notre regard de manière à élargir notre compréhension, à révéler l’implicite, à prendre en compte ce qui relie, à accéder à la compréhension humaine.
Accéder à l’implicite
La coopération est souvent appréhendée en se limitant aux seules parts visibles et conscientes. On cherche à comprendre le projet, son contexte, son environnement, sa structure juridique et ses statuts, ses objectifs et ses résultats. On tente également de comprendre le système d’acteurs, en étudiant par exemple les parties prenantes, la gouvernance, l’alignement des intérêts, les processus de décisions, les règles de fonctionnement ou les « jeux d’acteurs ». On observe enfin les outils mobilisés, les moyens déployés…
Si ces éléments permettent de voir la coopération à l’œuvre, ils ne disent rien ce qui en a permis l’émergence. Si une organisation par exemple a une gouvernance exemplaire, ce n’est sans doute pas cette gouvernance qui a fait naître la coopération, c’est parce qu’il y avait coopération que cette gouvernance a pu voir le jour.

Tous les acteurs de la coopération le disent : ce n’est pas en étudiant les parties visibles d’un collectif que l’on comprend comment fonctionne la coopération au sein de ce collectif. Comme Harald Welzer le confirme : « L’essentiel de ce que nous percevons et faisons échappe au domaine de la conscience […] C’est précisément là que la raison se heurte à ses propres limites, car elle n’a accès qu’à la partie cognitive de notre capacité d’orientation. L’autre partie, bien plus vaste, qui s’articule autour de routines, d’interprétations et de références inconscientes – sociologiquement parlant : l’habitus – en est parfaitement protégée[1]. »
Étudier la coopération sous le seul angle du visible et de l’explicite, c’est un peu faire comme l’homme qui a perdu ses clés et les cherche sous le réverbère juste parce que c’est là qu’il y a de la lumière. Ce sont ces manières d’être et de faire qui font la différence. Les rouages de la coopération ne se trouvent pas en surface. C’est dans des couches plus profondes, entre les plis[2], qu’il faut aller chercher, pour apprendre à reconnaître les compétences tacites, les représentations et les croyances, les stratégies cognitives qui orientent l’action, les motivations… Nos territoires également ont leur part d’implicite et chaque habitant en tire par induction une manière d’être et d’agir, souvent inconsciemment. Ils ne se résument pas à une photographie aérienne, à la carte IGN, ou aux statistiques INSEE. Ils portent en eux le savoir-faire ancestral et la manière de vivre de ceux qui nous ont précédés, faite de symboles, d’histoire et de culture, et chacun a sa propre perception de tout cela, ses propres représentations, construites à partir de son histoire personnelle.
Aucun marin n’imagine partir en mer sans sa carte marine ! Sur ces cartes figurent des repères, invisibles car immergés, mais dont la prise en compte est essentielle pour naviguer en surface, suivre les courants, éviter les écueils. Pour comprendre ce qui fait la coopération, la défait parfois, l’entretient et la renouvelle, apprenons à nous emparer de cette dimension cachée, non-consciente, implicite.
« L’implicite… L’implicite, le non-dit… Cela paressait très mystérieux ! En fait, ce que vous nous avez proposé est très simple et riche. Mais ce n’est qu’un début. Nous aurons d’autres occasions entre nous de reprendre ce genre d’interrogations. Cela fait partie de la non-violence ; voir que l’on fonctionne toujours avec de l’implicite… Surtout que l’on accueille beaucoup de nouveaux. Les nouveaux, ils peuvent d’autant moins nous tracer si on a trop d’implicite. »
Françoise, habitat partagé Écoravie, Journal de la 2ème itinérance, Dieulefit, le 24 juin 2016.
« Je », « Nous », « Dans »
Elargir la compréhension, c’est également reconnaître que toute aventure collective (« nous »), s’inscrit dans un contexte et un environnement (« dans »), et que ce collectif est constitué de singularités (« je »).
Or, les personnes en elles-mêmes sont rarement prises en compte, dans leurs singularités. Il est pourtant établi que le comportement d’un individu n’est pas directement déterminé par des facteurs extérieurs (matériels, culturels ou autres), mais par la perception qu’il a de ces éléments. Nos perceptions étant éminemment personnelles et nos représentations souvent implicites, il est indispensable d’amener les acteurs à explorer leurs propres représentations, à les expliciter autant que possible, et à comprendre celles des autres, pour éventuellement revisiter les leurs.
Dans Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, Edgar Morin souligne : « Un rationalisme qui ignore les êtres, la subjectivité, l’affectivité, la vie est irrationnelle. La rationalité doit reconnaître la part de l’affect, de l’amour, du repentir. La vraie rationalité connaît les limites de la logique, du déterminisme, du mécanisme ; elle sait que l’esprit humain ne saurait être omniscient, que la réalité comporte du mystère. Elle négocie avec I’irrationalisé, l’obscur, I’irrationalisable. Elle est non seulement critique, mais autocritique, On reconnaît la vraie rationalité à sa capacité de reconnaître ses insuffisances[3]. »
Notre expérience notre montre que le « nous » est fort et résilient lorsqu’il est fait de « je » pleins et entiers, c’est à dire lorsque le collectif intègre l’identité subjective des personnes : pour comprendre autrui, et entrer dans le « vif du sujet », « il faut certes le percevoir objectivement, l’étudier si possible objectivement, mais il faut aussi le comprendre subjectivement. Le déploiement d’une connaissance objective du monde doit aller de pair avec une connaissance intersubjective d’autrui[4]. »
Explorer les récursivités
Une fois que l’on considère ces trois niveaux – « je », « nous », « dans » –, à la fois dans les domaines explicite et implicite, il devient possible d’explorer les récursions : chaque niveau vient interagir sur l’autre et le modifier en profondeur. Non seulement mon appartenance à mon territoire influence mon comportement, mais elle me transforme et fait de moi un être différent. Saisir les récursivités nécessite de franchir les clôtures disciplinaires et d’adopter ce que le poète argentin Roberto Juarroz appelle une « attitude transdisciplinaire ».[5]
Les itinérances de l’Observatoire de l’Implicite ont permis de rendre visible nombre de récursions entre le territoire et les individus ou les collectifs, souvent relevés dans les journaux d’itinérance. Ici, c’est l’impact des inondations régulières du fleuve qui amène les habitants à gérer l’espace comme un commun, et crée ainsi une nouvelle compétence territoriale que l’on voit à l’oeuvre dans de multiples initiatives. Là, c’est une configuration géologique de ravins et de fractures territoriales que l’on retrouve dans le fractionnement des initiatives et l’incapacité à les mailler entre elles. Ailleurs, c’est l’histoire d’un territoire « refuge » depuis des siècles, où les minorités viennent se cacher, et qui aujourd’hui fait preuve de grande tolérance et d’acceptation de l’altérité… Ces liens récursifs peuvent ainsi créer des capacités, ou au contraire, des limites. Tant qu’ils sont implicites, il est difficile d’en faire quelque chose. A partir du moment où les acteurs en deviennent conscients, ils peuvent s’en saisir, lever ces limites et transformer ces capacités en compétences.
L’itinérance en Lot-et-Garonne visait précisément à percevoir comment les habitants vivent leur territoire. Au long des échanges et du chemin, 5 caractéristiques du territoire nous sont apparues comme ayant un impact particulièrement fort sur les habitants. Lors des Etats Généraux du Tourisme, nous invitions le Conseil Départemental à prendre en compte ces liens récursifs dans le processus d’élaboration de la nouvelle politique touristique départementale (voir le résumé).
Compréhension humaine
Notre compréhension intellectuelle s’arrête souvent aux phénomènes visibles, qui sont en fait l’expression de choses plus profondes et pourtant ignorées. Retisser les liens qui unissent les hommes entre eux et avec leurs territoires requiert une compréhension élargie, qu’Edgar Morin appelle la compréhension humaine :
« Il y a deux compréhensions : la compréhension intellectuelle ou objective et la compréhension humaine intersubjective. Comprendre signifie intellectuellement appréhender ensemble, com-prehendere, saisir ensemble (le texte et son contexte, les parties et le tout, le multiple et l’un). La compréhension intellectuelle passe par l’intelligibilité et par l’explication. Expliquer, c’est considérer ce qu’il faut connaître comme un objet et lui appliquer tous les moyens objectifs de connaissance. L’explication est bien entendue nécessaire à la compréhension intellectuelle ou objective. La compréhension humaine dépasse l’explication. L’explication est suffisante pour la compréhension intellectuelle ou objective des choses anonymes ou matérielles. Elle est insuffisante pour la compréhension humaine. Celle-ci comporte une connaissance de sujet à sujet. Ainsi, si je vois un enfant en pleurs, je vais le comprendre, non en mesurant le degré de salinité de ses larmes, mais en retrouvant en moi mes détresses enfantines, en l’identifiant à moi et en m’identifiant à lui. Autrui n’est pas seulement perçu objectivement, il est perçu comme un autre sujet auquel on s’identifie et qu’on identifie à soi, un ego alter devenant alter ego. Comprendre inclut nécessairement un processus d’empathie, d’identification et de projection. Toujours intersubjective, la compréhension nécessite ouverture, sympathie, générosité[6]. »
Le corpus de l’InsTerCoop, et notamment les 9 temps qui nourrissent le processus coopératif, et les 12 principes d’action de la coopération, permet de révéler l’implicite, de prendre en compte les récursions entre le « je », le « nous » et le « dans », et d’accéder à la compréhension humaine.
[1] Harald Welzer, Penser par soi-même, Editions Charles Léopold Mayer, 2016
[2] Le terme « implicite » est emprunté du latin classique, implicitus, qui signifie « enveloppé ».
[3] Edgar Morin, Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, Seuil, Paris, 2000 (Unesco 1999).
[4] Edgar Morin, La Méthode. L’Humanité de l’humanité, Seuil, Paris, 2001
[5] Rapporté par Basarab Nicolescu, La transdisciplinarité – Manifeste, Edition du Rocher, Paris 1996
[6] Edgar Morin, Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, Seuil, Paris 2000 (Unesco 1999).